L’eau, substance universelle et pourtant mystérieuse, défie encore les lois de la physique. Alors que sa capacité à exister sous trois formes à l’état naturel fascine depuis des siècles, une équipe de chercheurs vient de révéler un comportement inattendu : sous certaines conditions extrêmes, l’eau se fragmente en deux phases liquides distinctes. Une découverte qui éclaire d’un jour nouveau les mécanismes moléculaires à l’œuvre dans ce composé vital.
Soumis à une pression de 1 250 atmosphères et à une température de 198 Kelvin (-103°F), l’eau perd son homogénéité caractéristique. Des simulations menées par l’équipe du professeur Francesco Paesani, de l’Université de Californie à San Diego, montrent qu’elle se sépare spontanément en deux phases : l’une dense, l’autre peu dense. Ce phénomène, théorisé en 1992, n’avait jamais été observé expérimentalement jusqu’à ces travaux publiés dans Nature Physics.
Au point critique identifié, les molécules oscillent violemment entre les deux états. Sous cette pression, l’eau retrouve sa phase peu dense, tandis qu’au-delà, elle bascule intégralement vers la forme dense. Une transition brutale qui interroge sur la dynamique des interactions moléculaires dans des environnements extrêmes.
Le modèle MB-pol : une approche quantique innovante
Pour parvenir à ces résultats, les chercheurs ont utilisé le modèle MB-pol, une intelligence artificielle entraînée sur des calculs quantiques de haute précision. Contrairement aux modèles classiques qui évaluent l’énergie d’un système dans son ensemble, cette méthode décompose les contributions individuelles de chaque molécule. Une approche inspirée de la mécanique quantique, où chaque interaction à courte portée modifie le comportement des molécules voisines.
« Notre modèle d’eau est tellement réaliste que vous pourriez presque le boire », a déclaré Francesco Paesani, soulignant la précision de leur outil. Le professeur, spécialisé dans l’intersection entre chimie, physique et science des données, compare ce système à une foule : si l’arrivée d’une personne modifie les dynamiques d’un petit groupe, son impact s’estompe dans une assemblée dense.
Des implications multidisciplinaires
Cette découverte ouvre des pistes pour comprendre des phénomènes naturels comme la formation des nuages ou le comportement des glaciers sous pression. Elle pourrait également influencer des domaines appliqués, de la conception de matériaux résistants aux conditions extrêmes à l’optimisation des procédés industriels utilisant l’eau comme solvant.
Les chercheurs soulignent toutefois que ces simulations restent théoriques. Recréer expérimentalement ces conditions extrêmes représente un défi technique majeur. Les méthodes actuelles peinent à isoler les phases liquides sans altérer les échantillons, ce qui nécessiterait des équipements capables de reproduire simultanément un froid extrême et une pression colossale.
L’héritage d’une théorie trentenaire
La théorie de la séparation liquide-liquide remonte à 1992, mais les limitations technologiques de l’époque avaient conduit à des modèles simplistes. Les progrès en calcul quantique et en apprentissage automatique ont permis de revisiter ces hypothèses avec une finesse inédite. Le modèle MB-pol, en intégrant des données à la fois quantiques et classiques, offre une représentation cohérente du comportement de l’eau sur l’ensemble de son diagramme de phase.
Cette avancée témoigne de la convergence croissante entre physique fondamentale et science des données. Là où les expériences butaient, les simulations numériques parviennent désormais à explorer des scénarios autrefois inaccessibles, redéfinissant les frontières de la connaissance scientifique.
Article : « Constraints on the location of the liquid–liquid critical point in water » – DOI : s41567-024-02761-0
Liste complète des auteurs : Yaoguang Zhai, Sigbjørn Løland Bore, Francesco Paesani (UC San Diego) et Francesco Sciortino (Université Sapienza de Rome).
Source : UC San Diego