« Pour dissoudre les embouteillages, supprimons les routes », titrait le New Scientist[1] de Londres en février 1998, qui constatait que là où les routes avaient du être coupées, les bouchons disparaissaient. Ajoutons la contribution du transport routier à l’effet de serre, et on a un triste tableau pour la route. La route est vite condamnée si on ne prend pas en compte son utilité. On ne construit pas une route pour le plaisir, mais pour répondre à des besoins. La mobilité est source de richesses, d’échanges économiques et culturels, elle ouvre des horizons. Le débat sur la route face au développement durable n’a aucun sens si on ne s’intéresse pas à l’usage de la route, à sa place dans une politique générale de déplacement, dans l’organisation de l’espace, l’urbanisation, de production de richesses et d’aménités. Il mérite mieux qu’un match de boxe et que des invectives primaires. Une route peut être « durable » si elle rend un réel service sans consommer trop de ressources, sans provoquer trop de nuisances, sans compromettre la richesse du milieu qu’elle traverse. Le jugement ne peut être absolu, c’est un rendement qui doit être observé, le rapport entre service rendu et poids social et environnemental. Le New Scientist n’évoque que la disparition des bouchons, pas celle des services que la route rendait, pas la richesse éventuellement perdue.
Le concept d’utilité publique s’est enrichi en 1971 de la théorie dite « du bilan ». Le Conseil d’Etat estimait, sur un projet de route qui détruisait un établissement psychiatrique, que les avantages du projet ne justifiaient pas la destruction d’une valeur d’une autre nature. Plus récemment, le Conseil d’Etat a refusé d’accorder la reconnaissance d’utilité publique à un projet d’autoroute en Haute-Savoie, considérant que son prix était disproportionné par rapport aux services attendus. Dans ces deux cas, il n’est pas fait référence au développement durable, mais on trouve l’idée que le jugement sur un projet ne peut se faire sans évaluer à la fois ce qu’il coûte à tous égards, et les services qu’il apporte en contrepartie.
Le développement durable est une recherche de performance, en termes traditionnels de coûts et d’avantages, mais les coûts sont d’ordres différents, ils doivent être vus au sens large, avec les aspects économiques, mais aussi sociaux et environnementaux. Toute la difficulté réside souvent dans l’évaluation de cette performance. La route n’est pas isolée, elle s’insère dans un tissu d’urbanisation et d’activité, elle irrigue un territoire. Mais les abus arrivent vite : les ingénieurs sont amoureux de leurs techniques, et la poussent parfois aveuglément ; il y a quelques bouchons, c’est insupportable, vite doublons la capacité, dédoublons la route ! Réflexe bien connu, qui renvoie à une fuite en avant, toujours plus, sans jamais s’interroger sur le bien-fondé de cette mobilité, sans s’interroger s’il n’y a pas d’autres moyens de répondre au besoin, de mieux remplir les camions, de mieux exploiter la route existante, d’organiser la production autrement, ou de transférer le trafic sur d’autres modes. Le développement durable nous amène à réfléchir avant d’agir, c’est de la sagesse élémentaire, de la bonne gestion. Avant de lancer un nouveau projet pour offrir des capacités supplémentaires à la circulation, analysons bien la demande, le besoin, l’efficacité des équipements existants, les différentes manières de faire face au besoin ainsi analysé et éventuellement reformulé. Cette manière de faire relève du bon sens, pas besoin de développement durable pour ça. Sans doute, mais la logique d’expansion du système est tellement forte, par rapport à celle qui conduit à mieux valoriser ce qui existe déjà, que le développement durable arrive à point pour rééquilibrer le rapport de force. C’est tellement plus valorisant de créer un ouvrage nouveau, que de simplement améliorer la vieille route, de proposer aux entreprises de décaler leurs horaires, de lutter contre des extensions désordonnées de l’urbanisation.
Depuis quelques années, il faut dire que les routes sont mieux faites. Les études d’environnement sont de meilleure qualité, et la concertation avec les riverains n’est plus une aventure exceptionnelle. On les entretient mieux, également : on sait qu’il ne faut pas faucher les bas-côtés n’importe quand, on traite les eaux polluées qui ruissellent sur la chaussée, on plante à proximité des variétés d’arbres bien adaptées au climat, au sol, aux spécificités de ces milieux. On fait même des pistes cyclables. Tout cela est bien, mais ne doit pas empêcher de penser avant tout à l’usage de la route. Toujours plus de voitures avec une personne à bord, ou plus d’auto-stop et de covoiturage ? Quelle vitesse autoriser ? Comment éclairer la route pour plus de sécurité, mais sans excès et sans illuminer le ciel entier ? Il y a des réponses ponctuelles, comme celle apportée par le Conseil général du Morbihan, qui multiplie sur son réseau des « aires de covoiturage », et toutes les initiatives de « centrales de mobilité » pour favoriser les regroupements ; il y a aussi des tentatives de réponse plus complète et coordonnée, comme l’expérimentation lancée par le Conseil général du Nord, qui tente pour la route une déclinaison de la démarche HQE. La « route durable » n’est peut-être pas un mythe, tout compte fait… Encore un effort !
Notes :
[1] Repris en France par Courrier International n° 579, du 5 au 11 février 1998
[ Archive ] – Cet article a été écrit par Dominique Bidou