La mesure du temps, pilier des technologies modernes, pourrait bientôt franchir un seuil inédit. En effet, les horloges atomiques régissent aujourd’hui la navigation spatiale et les expériences de physique. Une collaboration internationale explore une alternative de rupture : l’horloge nucléaire. En exploitant une transition énergétique ultra-stable dans le noyau du thorium-229, les chercheurs visent une précision insensible aux perturbations environnementales. Dirigée par Jun Ye du JILA, cette recherche ne se contente pas de repousser les limites de la chronométrie — elle ouvre une fenêtre sur des phénomènes physiques encore inexpliqués.
Points forts |
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Une équipe internationale explore l’horloge nucléaire, un dispositif potentiellement plus stable que les horloges atomiques actuelles, en exploitant une transition énergétique unique dans le noyau du thorium-229. La transition nucléaire étudiée montre une sensibilité réduite aux variations de température, avec un déplacement de fréquence 30 fois plus faible que d’autres transitions, ouvrant la voie à une précision inégalée. Des chercheurs du JILA, du NIST, de l’université du Colorado Boulder et de l’université technique de Vienne combinent leurs expertises pour dépasser les limites de la chronométrie traditionnelle. Au-delà de la mesure du temps, cette recherche pourrait tester des théories physiques au-delà du Modèle standard, comme la détection de matière noire ou de variations des constantes universelles. L’utilisation de cristaux dopés au thorium et de systèmes de contrôle thermique personnalisés illustre l’innovation technique nécessaire pour domestiquer ce phénomène quantique. |
L’idée d’une horloge basée sur une transition nucléaire plutôt qu’électronique n’est pas née hier. En 2023, le laboratoire de Jun Ye avait déjà marqué un tournant en publiant dans Nature la première mesure précise de la transition du thorium-229, intégré dans un cristal hôte. Cette avancée validait le potentiel de ce noyau, dont l’énergie de transition — inhabituellement faible pour un phénomène nucléaire — permet d’utiliser des lasers ultraviolets au lieu de rayons gamma, simplifiant son observation.
Toutefois, pour transformer cette découverte en un dispositif opérationnel, il fallait comprendre comment cette transition réagirait aux variations environnementales, notamment thermiques. Une étude récente, publiée dans Physical Review Letters et distinguée comme « choix des éditeurs », a porté sur ce défi. Les chercheurs ont chauffé et refroidi un cristal de fluorure de calcium dopé au thorium-229 à trois températures distinctes : 150 K (−123 °C), 229 K (−44 °C) et 293 K (température ambiante). À chaque étape, ils ont mesuré les déplacements de fréquence de la transition nucléaire à l’aide d’un peigne de fréquences laser, révélant une dynamique complexe.
Un équilibre subtil entre expansion et interactions
L’analyse a mis en lumière deux effets antagonistes. D’une part, la dilatation thermique du cristal modifie les gradients de champ électrique autour des noyaux de thorium, provoquant une séparation des lignes spectrales. D’autre part, la densité électronique du cristal évolue avec la température, influençant les interactions entre le noyau et son environnement. Ces phénomènes, bien que contraires, se compensent partiellement pour une transition spécifique. Sur l’ensemble de la plage testée, celle-ci n’a varié que de 62 kilohertz, soit une stabilité trente fois supérieure à celle des autres transitions observées.
« Ce comportement est extrêmement prometteur pour une application horlogère », souligne Jacob Higgins, chercheur postdoctoral au JILA et premier auteur de l’étude. « La faible sensibilité à la température est exactement ce que nous cherchons pour un dispositif de précision. »
Vers une horloge compacte et résistante
L’objectif à terme est de concevoir une horloge nucléaire compacte, capable de maintenir une stabilité de fréquence de l’ordre de 10⁻¹⁸ en fonctionnement continu. Contrairement aux horloges atomiques optiques actuelles, qui exigent des conditions de laboratoire rigoureuses, une horloge nucléaire solide pourrait être déployée dans des environnements plus variés, grâce à la résistance intrinsèque du noyau aux perturbations.
Pour y parvenir, l’équipe explore désormais un « point idéal » thermique, situé entre 150 K et 229 K, où la transition serait virtuellement insensible aux variations de température. « Cela simplifierait énormément la conception d’un dispositif portable », explique Chuankun Zhang, doctorant au JILA.
Ingénierie sur mesure
La réalisation de ces expériences a nécessité des équipements sur mesure, conçus en collaboration avec les ateliers de mécanique du JILA. Le support du cristal, le système de refroidissement à azote liquide et les pièges à température contrôlée ont été fabriqués localement, permettant une adaptation rapide des prototypes. « Sans cette expertise interne, nous n’aurions pas pu atteindre ce niveau de précision », confie Tian Ooi, membre de l’équipe.
Si l’horloge nucléaire promet une révolution technologique, ses implications scientifiques sont tout aussi captivantes. La transition du thorium-229, bien que stable face aux perturbations classiques, reste sensible aux variations des constantes fondamentales — comme la constante de couplage des interactions nucléaires. Toute déviation inattendue pourrait révéler des phénomènes au-delà du Modèle standard, tels que l’existence de matière noire ou de nouvelles particules.
« Cette recherche pourrait non seulement améliorer notre maîtrise du temps, mais aussi transformer notre compréhension de l’univers », conclut Jun Ye.
Soutenue par des institutions comme l’US Army Research Office, la National Science Foundation et le Quantum System Accelerator, cette collaboration entre le JILA, le NIST et l’université technique de Vienne incarne l’ambition d’une science à la frontière du savoir. Dans un domaine où la précision se mesure en milliardièmes de seconde, chaque découverte est un pas vers l’inconnu — et le thorium-229 pourrait bien être la clé d’un nouveau chapitre de l’histoire humaine.
Lexique :
- Horloge nucléaire : Dispositif mesurant le temps via une transition énergétique au sein d’un noyau atomique, offrant une stabilité supérieure aux horloges atomiques traditionnelles.
- Transition nucléaire : Changement d’état énergétique au sein du noyau d’un atome, ici le thorium-229, exploité pour sa faible sensibilité aux perturbations externes.
- Thorium-229 : Isotope rare présentant une transition nucléaire à basse énergie, unique par sa compatibilité avec les lasers ultraviolets.
- Stabilité de fréquence : Mesure de la régularité d’un signal temporel, visant ici une précision de 10⁻¹⁸, soit une seconde d’erreur sur des milliards d’années.
- Cristal hôte : Matériau solide (comme le fluorure de calcium) dopé avec des atomes de thorium, optimisant la densité et l’accessibilité des noyaux pour les mesures.
- Peigne de fréquences : Outil laser générant des raies spectrales ultra-précises, utilisé pour cartographier les déplacements de la transition nucléaire.
- Modèle standard : Cadre théorique décrivant les particules élémentaires et leurs interactions, dont la transition du thorium-229 pourrait révéler des limites ou des extensions.
Légende illustration : La température d’un cristal de fluorure de calcium dopé au thorium est surveillée en permanence tandis qu’un peigne de fréquences VUV est utilisé pour résoudre directement les états quantiques individuels de la transition nucléaire. Crédit photo : Steven Burrows/Ye group
Article : « Temperature Sensitivity of a Thorium-229 Solid-State Nuclear Clock »- DOI : 10.1103/PhysRevLett.134.113801