Chaque année, des millions de pneus finissent dans les décharges, créant une crise environnementale aux conséquences considérables. Rien qu’aux États-Unis, plus de 274 millions de pneus ont été mis au rebut en 2021, dont près d’un cinquième dans des décharges. L’accumulation de ces déchets pose non seulement un problème d’espace, mais introduit également des risques environnementaux, tels que la lixiviation chimique et la combustion spontanée. Bien que la pyrolyse – un processus qui recycle chimiquement le caoutchouc par décomposition à haute température – soit largement utilisée, elle génère des sous-produits nocifs tels que le benzène et les dioxines, ce qui présente des risques pour la santé et l’environnement.
Une étude financée par le ministère américain de l’énergie, intitulée « Deconstruction of Rubber via C-H Amination and Aza-Cope Rearrangement », récemment publiée dans Nature et dirigée par Aleksandr Zhukhovitskiy, William R. Kenan, Jr. Fellow et professeur adjoint au département de chimie de l’UNC-Chapel Hill, présente une nouvelle méthode chimique pour décomposer les déchets de caoutchouc. Cette technique pionnière utilise l’amination C-H et une stratégie de réarrangement des polymères pour transformer le caoutchouc jeté en précieux précurseurs de résines époxy, offrant ainsi une alternative innovante et durable aux méthodes de recyclage traditionnelles.
Le caoutchouc, y compris le caoutchouc synthétique utilisé dans les pneus, est composé de polymères réticulés en un réseau tridimensionnel qui se comporte comme un matériau résistant et flexible. Le recyclage de ces matériaux est difficile en raison de l’importante réticulation au sein de la structure du polymère, qui confère au caoutchouc sa durabilité mais le rend également résistant à la dégradation. Les méthodes traditionnelles de décomposition du caoutchouc se concentrent sur deux approches principales : la dé-vulcanisation, qui rompt les liaisons transversales au soufre mais affaiblit les propriétés mécaniques du polymère, et le clivage des squelettes des polymères à l’aide de méthodes oxydatives ou catalytiques, qui aboutissent souvent à des sous-produits complexes et de faible valeur. Aucune de ces deux approches ne constitue une solution efficace et évolutive pour la réutilisation des déchets de caoutchouc.
« Notre recherche vise à surmonter ces difficultés en développant une méthode qui décompose le caoutchouc en matériaux fonctionnels qui ont une valeur même en tant que mélange », a ajouté Zhukhovitskiy, qui est l’auteur principal de l’étude.
Les chercheurs introduisent un réactif à base de diimide de soufre qui permet l’installation de groupes amines à des endroits spécifiques des chaînes de polymères. Cette étape est cruciale car elle prépare le terrain pour le réarrangement ultérieur du squelette. Cette réaction chimique réorganise le squelette du polymère, décomposant le caoutchouc en matériaux solubles fonctionnalisés par des amines qui peuvent être utilisés pour produire des résines époxy.
Les chercheurs ont montré que leur processus en deux étapes fonctionne très bien. Lors d’un essai avec un polymère modèle, ils l’ont décomposé de manière significative, réduisant son poids moléculaire de 58 100 g/mol à environ 400 g/mol. Lorsqu’ils ont appliqué la méthode à du caoutchouc usagé, celui-ci s’est complètement décomposé en seulement six heures, se transformant en un matériau soluble avec des groupes amines qui pourrait être utilisé pour fabriquer des matériaux largement utiles tels que les résines époxy.
L’efficacité de cette méthode est particulièrement frappante si on la compare aux techniques de recyclage traditionnelles, qui nécessitent souvent des températures extrêmes ou des catalyseurs coûteux. Les chercheurs ont obtenu leurs résultats dans des conditions douces (35-50°C, ou 95-122°F) en milieu aqueux, ce qui rend le processus plus respectueux de l’environnement et plus rentable.
Les résines époxy sont largement utilisées dans l’industrie pour les adhésifs, les revêtements et les matériaux composites. Elles sont généralement fabriquées à partir de produits chimiques à base de pétrole, comme le bisphénol A, et d’agents de durcissement. Cette recherche montre que les polydiènes modifiés par des amines, produits selon la méthode des chercheurs, peuvent créer des matériaux époxydiques dont la résistance est similaire à celle des résines commerciales.
« Dans des moments comme celui-ci, j’apprécie la puissance de la synthèse organique », a dit pour sa part Maxim Ratushnyy, coauteur de l’article et ancien chercheur postdoctoral à l’UNC. « Il est fascinant de voir la facilité avec laquelle la séquence développée de transformations organiques simples, mais puissantes, peut s’attaquer à une liaison C-C tenace et convertir des caoutchoucs à base de polybutadiène et de polyisoprène en résines époxydiques potentiellement précieuses ».
Au-delà de ses applications pratiques, cette étude marque une étape importante vers des technologies de recyclage plus écologiques. Les chercheurs ont évalué l’impact environnemental de leur procédé à l’aide du facteur d’impact environnemental (facteur E), une mesure des déchets générés par rapport au rendement du produit.
« Le facteur E est une mesure simple mais puissante qui permet de comparer l’impact d’un nouveau procédé à celui des procédés existants, mais aussi de mettre en évidence les étapes du procédé qui peuvent être améliorées lors de la transition de ce procédé du laboratoire à la pratique », a précisé Geoff Lewis, spécialiste de la recherche au Center for Sustainable Systems de l’université du Michigan.
Si le facteur E complet, qui inclut l’utilisation de solvants, est élevé, le facteur E simple, qui exclut les solvants, est beaucoup plus faible, ce qui met en évidence les domaines dans lesquels le processus pourrait être encore optimisé en vue d’une plus grande durabilité. L’équipe étudie déjà des systèmes de solvants plus écologiques et d’autres conditions de réaction pour réduire la production de déchets.
« Notre recherche représente un changement de paradigme dans la façon dont nous abordons le problème des déchets de caoutchouc », a conclu Sydney Towell, co-auteur de l’étude et candidat au doctorat à l’UNC.« En exploitant la puissance de l’amination C-H et du réarrangement du squelette, cette méthode offre une nouvelle voie pour transformer le caoutchouc post-consommation en matériaux de grande valeur, réduisant ainsi le recours aux décharges et minimisant les dommages causés à l’environnement. »
Article : « Deconstruction of rubber via C–H amination and aza-Cope rearrangement » – DOI : 10.1038/s41586-025-08716-6
Source : UNC-Chapel Hill